À la jonction entre aide au développement et biens public mondiaux

À la jonction entre aide au développement et biens publics mondiaux


Par Kerri Elgar, Analyste principale des politiques, Direction de la coopération pour le développement, OCDE

Dans quelle mesure les budgets d’aide au développement devraient-ils être utilisés pour lutter contre le changement climatique, mettre au point des vaccins pouvant sauver des vies ou apporter un soutien aux réfugiés vivant dans des économies avancées ?

Face à des crises mondiales de plus en plus fréquentes et intenses, de nombreux gouvernements choisissent de se servir de leurs budgets d’aide pour répondre à de nouveaux besoins de financement critiques à mesure qu’ils apparaissent. Historiquement, l’utilisation de l’aide publique au développement (APD) pour intervenir face à des défis qui dépassent les frontières nationales et contribuer à la fourniture de biens publics mondiaux[1] n’a rien de nouveau. Ce type de financement fait depuis longtemps partie de l’aide internationale et a permis de nombreuses réussites remarquables. On peut citer notamment l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite, le Programme de création de zones protégées en Amazonie, ou encore certains efforts de consolidation de la paix ayant eu des retombées positives pour la stabilité régionale et/ou mondiale. Ces dernières années, on constate cependant que la part de l’APD allouée à ces problématiques a fortement augmenté et que, dans les discours sur l’aide, l’accent est nettement plus souvent placé sur l’aspect gagnant-gagnant pour les pays donneurs. Cette évolution soulève des questions quant aux futurs objectifs de l’aide au développement et à ce qui la composera à l’avenir, ainsi qu’à l’appropriation de cette aide au niveau des pays receveurs et à l’efficacité de la coopération pour le développement. La Vice-Secrétaire générale des Nations Unies, Mme Amina Mohammed, s’est exprimée lors du Sommet pour une coopération efficace au service du développement de 2022, faisant part de ses préoccupations à ce sujet :

« Nous constatons que de nombreux programmes bilatéraux restent mal coordonnés ou ne sont toujours pas centrés sur les priorités nationales… De nombreux pays choisissent de plus en plus souvent de réorienter des financements initialement destinés à des objectifs de développement à long terme au profit de besoins immédiats en lien avec une crise, y compris au sein même des pays donneurs. À l’heure où les crises se multiplient et s’aggravent mutuellement, ce dont nous avons besoin, c’est que les financements respectent le principe d’additionnalité et soient alignés sur les Objectifs de développement durable (ODD), et non qu’ils soient réaffectés de façon créative. »



Si les définitions des biens publics mondiaux varient, de même que les efforts de mesure des modalités de leur financement, un nouveau document de travail de l’OCDE sur la coopération pour le développement et la fourniture de biens publics mondiaux montre que ceux-ci, ainsi que leurs pendants que sont les « maux » ou défis publics mondiaux, reçoivent une part croissante des budgets affectés au financement du développement.

Selon cette analyse, les dépenses d’aide consacrées, par les membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, à ce qui pourrait être considéré comme la fourniture de biens publics mondiaux sont passées d’une part estimée à 37 % de l’APD bilatérale moyenne pour la période 2007-11 à environ 60 % pour 2017-21, en grande partie en raison de l’augmentation des dépenses liées aux défis climatiques, au coût des réfugiés dans les pays donneurs, à la sécurité alimentaire et aux maladies infectieuses.

En soi, cette tendance n’est pas nécessairement préoccupante. Le XXIe siècle est de plus en plus marqué par des perturbations complexes et des risques transfrontières qui menacent la stabilité internationale et creusent les inégalités entre les pays et en leur sein. Dans notre monde fortement interconnecté, les retombées négatives de ces problématiques affectent inévitablement certains pays plus que d’autres, et les communautés les plus pauvres et les plus vulnérables se retrouvent souvent davantage exposées aux menaces transfrontières. Il y a donc tout lieu de penser que les dépenses en hausse consacrées aux biens publics mondiaux en lien avec le développement continueront de respecter les critères permettant de les considérer comme de l’APD, à condition que ces apports bénéficient avant tout aux pays en développement. Dans ce scénario, il n’est pas nécessaire de durcir les critères de l’APD de façon à exclure l’aide ayant des effets gagnant-gagnant qui ne se limitent pas aux pays en développement ; la solution consiste plutôt à fournir davantage de financements à l’appui du développement de façon à répondre à toutes ces nouvelles demandes, y compris celles mises en évidence par les nouveaux outils de mesure comme le soutien public total au développement durable.

Cependant, le document expose un constat plus préoccupant : la part de l’aide consacrée aux priorités de développement formulées au niveau des pays, que l’OCDE définit comme l’aide-pays programmable (APP), a diminué ces dernières années, si bien qu’elle constitue désormais moins de la moitié de l’APD totale. Considérées ensemble, ces tendances indiquent que les membres du CAD et les autres fournisseurs de coopération pour le développement sont confrontés à un dilemme grandissant : comment concilier les demandes d’assistance des pays et les pressions croissantes qui s’exercent sur les budgets d’aide afin de relever les défis mondiaux liés au développement ?

Comme l’évoque le rapport du Secrétaire général des Nations Unies intitulé Notre Programme commun, la résolution de ces tensions deviendra probablement un exercice difficile mais essentiel. On peut s’attendre à ce que cette question suscite des débats lors des divers forums de haut niveau qui se tiendront prochainement, notamment dans le cadre du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris et du Sommet de l’avenir en 2024 des Nations Unies. Dans le cadre de cette discussion, un désaccord est apparu entre les participants défendant l’argument moral en faveur du renforcement de l’intégrité de l’APD et de la création d’autres canaux de financement extérieur à mesure de l’évolution des besoins, et ceux pour qui il est pertinent que l’aide joue un rôle plus large pour favoriser la stabilité au niveau international et apporte un soutien bénéficiant à la fois aux pays développés et en développement. Quelle que soit l’issue de ce dilemme, dans la mesure où seulement 12 % des ODD sont en voie de réalisation, les appels à préserver l’appropriation par les pays en développement et à tenir les promesses formulées en matière d’additionnalité dans le financement du développement se feront nécessairement plus pressants.


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[1] Au sein de l’OCDE, un « bien public » est défini comme « un produit, une mesure, un fait ou un service qui peut être consommé par une personne sans que ne diminue la quantité disponible pour autrui (non-rivalité) ; qui est disponible à un coût marginal nul ou négligeable pour un nombre important ou illimité de consommateurs (non-exclusivité) ; et qui n’induit de désutilité pour aucun consommateur, ni au moment de sa consommation, ni ultérieurement (durabilité) » [Reisen, Soto et Weithöner, 2008]. Des exemples de biens publics mondiaux peuvent aussi être consultés ici.